EXTRAITS < Chapitre 1: Partie 1 Partie 2 Chapitre 3 > Chapitre 1 : Partie 2 « Oncle Heinrich ! Devine ! Devine ! » Il lève la tête de son travail, et je cours vers son bureau pour l'embrasser. « Pétain vient à Toulouse ! Le Maréchal vient ici, à Toulouse ! » Il est un peu surpris. Il hausse les sourcils comme il le fait chaque fois qu'il pense que je lui raconte une histoire. « Qui est Pétain ? » demande-t-il. Il m'interroge afin de déterminer ce que je sais des événements qui se passent en France. « C'est notre Maréchal ! » Je caracole à travers la pièce, jusqu'à ce que Jeannette pose brutalement un grand bol sur la table. « Hum, dit-elle, et qui pourrait bien avoir envie de le voir, celui-là ? » Je la regarde, stupéfaite. Comment peut-elle dire une chose pareille de notre Maréchal ? C'est là que je remarque qu'elle n'a pas l'air malade du tout. Peut-être est-elle rentrée tôt aujourd'hui pour aider son petit ami à imprimer des tracts. C'est ce qu'elle fait parfois, mais c'est un secret. L'ami de Jeannette, ainsi que quelques autres du quartier, ont l'intention de distribuer des tracts dans les boîtes à lettres de l'immeuble et dans le voisinage. Je n'ai pas le droit de le dire à Tante Sophie, qui se fâcherait terriblement. Jeannette dit que Pétain est un homme mal- faisant à qui l'on ne peut pas faire confiance. Depuis Vichy, où il se trouve maintenant, il met en place des décrets contre le peuple juif. Jeannette explique que Vichy est une ville au Sud de la France où Pétain s'est installé, et c'est de là que lui et les membres de son gouvernement gèrent la Zone non occupée. Les tracts contiendront des articles sur les lois récentes de Vichy, expliquant les conséquences qu'elles auront pour les Juifs. « Il veut nous forcer à quitter la France ! », dit Jeannette. Je demande : « Pourquoi ça ? Il ne nous connaît pas ! » « Allons, Jeannette, intervient mon oncle. Ruth n'a au- cune idée de ce dont tu parles. Ne lui remplis pas la tête avec tout ça. Nous ne savons pas si Pétain est responsable de tous nos ennuis. Attendons, nous verrons bien. Il se pourrait qu'il soit entré dans le jeu des Allemands pour le moment, jusqu'à ce qu'il juge opportun de prendre lui-même les choses en mains. Tu crois trop tes amis. Beaucoup de ce qu'ils te disent pourrait n'être que des propos alarmistes. — J'espère pour nous tous que tu as raison, Papa, dit tout bas Jeannette. Mais il est difficile d'oublier le Statut des Juifs qu'il a signé il y a deux ans. Ne comprends-tu pas qu'à cause de ce statut, on pourrait nous interner et nous envoyer dans un de ces fameux camps — tout ça parce qu'on nous con- sidère comme « Juifs étrangers » ? Aimerais-tu vivre sous surveillance policière dans un village perdu ? Tu ne peux pas me faire croire que Pétain ne soutenait pas ce statut. » Jeannette nous tourne le dos et remue quelque chose dans un bol. Quand son visage est sérieux, elle n'est plus la même. Je suis habituée à une Jeannette toujours souriante, mais il y a des moments, comme celui-ci, où elle me fait peur. « Je préfère écouter mes amis que de n'avoir aucune idée de ce qui se passe vraiment », dit-elle. Oncle Heinrich m'assoit sur ses genoux. « Laisse Ruth y aller et s'amuser, dit-il à Jeannette. Laisse-la aller voir son Maréchal. » Je hoche la tête. Je suis décidée à y aller. Je vais deman- der à Papa de m'y emmener si Jeannette refuse. Tout le monde à l'école va voir le défilé. Jeannette restera toute seule assise à sa table et n'aura personne à qui parler. « Et que s'est-il passé d'autre à l'école aujourd'hui ? » me demande Oncle Heinrich. Je le regarde dans les yeux, des yeux sombres, pleins de bonté, et j'ai peur de le lui dire, mais je n'ai jamais encore su lui cacher quelque chose. « Une dame m'a arrêtée dans la rue à la sortie de l'école, lui dis-je. Elle m'attendait. Elle m'a demandé où j'habitais. » Jeannette se retourne brusquement. Elle échange avec Oncle Heinrich un regard que je ne comprends pas. « à quoi ressemblait-elle ? me demande Jeannette. — Elle avait les cheveux gris. Je crois que c'est la vieille dame qui travaille au secrétariat de l'école. — Est-ce qu'elle t'a posé d'autres questions ? veut savoir Oncle Heinrich. — Elle m'a demandé où était Jeannette et où j'allais. — Tu le lui as dit ? — Non. Je lui ai dit que je devais aller chez mon amie Monique, parce que Papa allait venir me chercher là-bas. Et puis, je me suis enfuie. — Ruth, dit Jeannette très sérieusement, a-t-elle pu voir où tu allais ? T'a-t-elle suivie ? » Je descends des genoux d'Oncle Heinrich et m'approche de la fenêtre. Je regarde en bas, par-dessus le rebord. Il n'y a que la rue, une bicyclette, un garçon. « Non, elle n'est pas là. En plus, j'ai couru très vite. Elle ne pouvait pas me suivre. Et je me suis cachée dans l'église. » Jeannette et Oncle Heinrich échangent un coup d'œil, un regard de soulagement, mais ils ne disent rien. Et puis Jeannette s'éloigne avec le bol. Je la suis dans une alcôve où se trouve une cuvette. « Tu m'as dit de mentir si jamais quelqu'un me demandait où j'habite, Jeannette. Est-ce qu'on va avoir des problèmes ? — Je ne crois pas, Ruth. Heureusement que tu t'es souvenue de mentir dans ces cas-là. Tu as bien fait. Mais il vaudrait peut-être mieux qu'on ne retourne pas à l'école pendant quelque temps. — Mais je dois y aller ! Il faut que je voie le Maréchal Pétain ! » [1] Corps composé de volontaires généralement étrangers sous le commandement d'officiers français et étrangers. " |