EXTRAITS
Avant-propos par Beate Klarsfeld
<  Chapitre 1: Partie 1  Partie2   Chapitre 3  >

Chapitre 1 : « Le Maréchal arrive ! »

      C'est la fin de la journée.

      Je suis dans la cour de l'école et j'attends ma cousine Jeannette. Le temps passe et elle n'arrive pas. Quelqu'un de ma classe au jardin d'enfants, vient me dire que Jeannette, souffrante, a dû rentrer chez elle, peu après midi. Je me retourne, descends les marches en courant et me précipite dans les rues pavées de Toulouse.

[. . .]

      J'ai marché si souvent le long de ces rues avec Jeannette que je retrouve mon chemin toute seule, sans difficulté. Je ris tout en courant. C'est la première fois que je rentre seule de l'école à la maison, sans Jeannette. Rue de l'Aqueduc, c'est bien ça le nom de ma rue. Je me le répète sans arrêt pour ne pas l'oublier. Je tourne à un coin de rue et passe devant de nombreux magasins. Parfois, j'aime entrer dans ces boutiques surtout quand il y a des sucreries à l'intérieur. J'aime sentir l'odeur du chocolat, mais cela fait longtemps que je n'ai pas vu de sucreries. Les magasins à Toulouse ont l'air d'être à moitié vides. Maman dit qu'en ce moment on ne trouve plus dans les magasins toutes ces choses qu'il y avait avant la guerre et qui étaient si bon marché. Elle part chercher à manger tous les matins avant que je me réveille.

      Je passe la boulangerie et je m'arrête devant la librairie du coin pour scruter la vitrine, parce qu'un exemplaire d'un livre sur notre Maréchal, le Maréchal Pétain, y est exposé. Juste au moment où j'arrive à la hauteur du réverbère, une femme surgit d'une entrée et me barre le chemin. Je la connais de vue, mais je ne me souviens pas de son nom. Son visage me fait peur. Comment se fait-il qu'elle me connaisse ?

      « Eh bien, je t'ai attendue, ma petite Renée, me dit-elle. Où vas-tu donc si vite ?

      — à la maison. »

      Elle m'appelle par le nom français que Jeannette m'a donné la première fois qu'elle m'a accompagnée à l'école à Toulouse. Chez moi, on m'appelle toujours Ruth, mais en public, tout le monde doit croire que je suis française, et c'est pour ça que Jeannette, toujours aussi avisée et prudente, m'a donné un nouveau nom.

      « Où habites-tu ? » demande la dame.

      Je baisse les yeux sur ses chaussures noires et je secoue la tête. « J'ai oublié le nom de la rue », lui dis-je. On m'a défendu de dire à qui que ce soit où nous habitons, même à mes amies à l'école. Je trouve qu'elle ressemble à un personnage d'une histoire que nous sommes en train de lire en classe. Elle a les traits d'une méchante femme, de quelqu'un à qui on ne peut pas faire confiance.

      « Comment peux-tu rentrer à la maison si tu ne sais pas où tu habites ? » me demande-t-elle. Son visage est dur. Elle fronce les sourcils. « Où est Jeannette aujourd'hui ? »

      Je ne sais plus ce que je dois dire. Je secoue la tête. Tout à coup, je me rappelle où j'ai déjà rencontré cette dame. Elle travaille à l'école, au secrétariat. J'invente une histoire. « Je dois aller chez mon amie Monique. Elle habite par là-bas. » Je montre du doigt l'endroit où la rue devient plus étroite après le virage. « Papa viendra me chercher dès qu'il aura fini son travail. » Ma voix tremble. J'avale plusieurs fois ma salive. Je n'aurais peut-être pas dû parler de mon père. Maintenant, elle sait qu'il travaille en ville.

      La femme regarde dans la direction que je lui montre. Puis elle essaie de me saisir le bras, comme si elle voulait m'emmener quelque part. Juste au moment où sa main touche la manche de mon pull, je me mets à courir vers le coin de la rue. J'entre précipitamment dans un café et j'y reste cachée un long moment jusqu'à ce que le monsieur derrière le comptoir me demande : « Eh bien, que voulez-vous, ma petite demoiselle ? » J'aimerais bien boire quelque chose de sucré, mais je n'ai pas d'argent. Je ressors du café, en marchant « comme une demoiselle ». Je marche comme on nous a appris à l'école. Je ferai un détour pour rentrer à la maison. Personne ne doit me remarquer.

      Je suis la rue qui longe l'église. J'entre dans l'église sombre où, Jeannette et moi, nous nous sommes déjà cachées plus d'une fois. Quand on entre dans une église, personne ne suppose que l'on est juif. Il fait frais à l'intérieur, et j'entends le chuchotement d'une femme qui prie, agenouillée sur un prie-Dieu en paille. Elle tient une sorte de collier composé de perles qu'elle laisse glisser entre ses doigts, une à une. Je la regarde allumer une bougie devant une statue de marbre. Il y a des statues partout. J'avance dans l'allée située sur le côté, en évitant de regarder ces visages blancs. Les statues semblent me suivre du regard. Elles sont comme ces inconnus que l'on rencontre dans les rêves ; on ne sait pas qui ils sont... L'une d'entre elles a une guirlande de fleurs roses autour de la tête. Elle porte une robe longue et tend les mains. Lorsque je m'éloigne d'une de ces statues, je me retourne toujours pour vérifier si j'aperçois le mouvement d'un bras ou le clignement d'un œil. Jeannette trouve que mon jeu est bête. Les statues ne peuvent pas nous observer, seuls les gens de Toulouse le peuvent.

      Parfois, quand il y a beaucoup de monde dans l'église, Jeannette et moi, nous nous asseyons au fond de la nef et nous les imitons. Cela passe le temps en attendant de pouvoir ressortir dans la rue sans danger. Au début on pouffe de rire, mais on devient très vite silencieuses comme les autres. On oublie même la raison qui nous a poussées à y entrer.

      Seule sans Jeannette dans l'église, je me sens perdue. Il fait si sombre, et c'est un endroit tellement effrayant que je me mets à reculer vers le grand portail en bois. Une fois dans la rue, la lumière m'éblouit, et je suis obligée de fermer les yeux. Quand je les rouvre doucement, je me rends compte qu'il n'y a personne.

      Je peux continuer mon chemin sans danger. Enfin, me voilà presque à la maison. Mais au lieu de suivre la rue de l'Aqueduc, je tourne au coin et prends la rue Sainte-Jeanne. Avant de rentrer, il faut absolument que j'annonce la nouvelle à mon Oncle Heinrich. Oncle Heinrich est le frère aîné de mon père. Je monte les deux étages en courant et je frappe bruyamment à la porte. Jeannette m'ouvre pour arrêter le vacarme et je me précipite dans la pièce en riant et hors d'haleine.

      Chaque fois que je viens voir mon oncle, c'est l'odeur de sa pipe que je remarque en premier. J'aime cette odeur. La fumée me fait penser à une forêt de pins, je ne sais pas pourquoi. Oncle Heinrich a rapporté le tabac du Maroc, où il avait été envoyé avec la Légion étrangère[1]. D'après Tante Sophie, il va bientôt regretter d'avoir fumé sa pipe tous les après-midi, car sa tabatière est presque vide et il est difficile de trouver du tabac en France ces temps-ci…