La Filière des enfants       pt.1 pt.2       Glossaire
Jean-François Elberg
Par Alix De Jessé

AJ : Un ouvrage de plus sur lam Shoah ?

JFE : Ce n'estni un livre sur la Shoah, ni un livre sur les juifs. C'est l'histoire, toujours d'actualité d'un homme qui avait deux qualités : c'était un vrai père et un vrai médecin. Bien que privé de tous ses droits, de ses enfants, et de tout le reste, il a quand même choisi de poursuivre ses deux buts principaux, en devenant le médecin et le père de tous les enfants du camp de Drancy. C'est, je crois, le bel exemple d'un homme qui, bien que persécuté, a réussi préserver son civisme et des valeurs éthiques qui nous font souvent défaut aujourd'hui.

AJ : Alors c'est un roman, un livre d'histoire…Un conte philosophique ?

JFE : C'est un roman véridique. Si je m'étais essayé à écrire un véritable livre d'histoire, il aurait sans doute été illisible comme beaucoup d'ouvrages concernant cette période. Ce n'était pas mon but. Je fais par exemple mourir la compagne de mon père à la fin du roman, ce qui est une pure invention de ma part puisqu'elle vit toujours. Le petit Jean a existé, mais il ne s'appelait pas du tout le petit Jean. J'ai pris un nom au hasard, parmi les enfants que mon père a sauvés et j'en ai fait le symbole de ce qui se passait à ce moment-là. Ce genre d'événements se reproduit encore de nos jours. L'histoire de l'extermination du peuple Juif trouve des échos plus récents dans celle d'autres peuples, dans d'autres pays tel le Rwanda, ou encore le Cambodge, l'Afghanistan, l'Irak… Les leçons de l'Histoire importent peu aux dictateurs et aux fous qui veulent exterminer tous ceux qui ne leur ressemblent pas. Mais ce livre est d'abord un roman et un témoignage.

Il a été classé chez les libraires au rayon « Histoire », mais je ne suis pas tout à fait d'accord. Ce n'est pas l'un de ces ouvrages réservés aux historiens, mais un roman que l'on pourrait lire d'une traite et qui pourtant essaie de vous donner une idée de ce qui s'est réellement passé.

AJ : Votre premier livre est très différent. C'est un court roman - ou une longue nouvelle - qui retrace une période très brève de votre vie, mais qui semble prendre de plus en plus d'importance.

JFE : En effet, j'ai écrit un autre petit livre qui s'appelle « Les avant mémoires d'un jeune premier de 65 ans ». J'exerce deux métiers : chirurgien et comédien. Ce roman-là raconte l'histoire de ma rencontre avec le comédien français Dany Boon qui m'a pris sous son aile et m'a permis,pendant six mois à Paris, de faire partie d'une pièce de théâtre appelée « La Vie de Chantier ». Cette oeuvre vient d'ailleurs d'être adaptée au cinéma, et j'ai également tenu un petit rôle dans ce film, renommé « La Maison du Bonheur ». C'est afin d'illustrer ma passion pour le théâtre et pour la scène que j'ai écrit ce roman.

Cela fait longtemps que j'écris aussi des nouvelles, mais il paraît que les Français sont peu friands de ce genre littéraire.

AJ : Avez-vous d'autres projets d'écriture ?

JFE : Je suis en train de terminer un roman, une véritable fiction, qui devrait être publié par Jean Claude Lattès, l'éditeur de La Filière Des Enfants. Je prépare également le scénario du film qui sera tourné à partir de ce même livre. J'ai également écrit une pièce, « chambre 28 », une satire de la médecine et des médecins…

AJ : Comédien, écrivain, chirurgien ! Vous êtes aussi de ceux qui, après avoir passé une partie de leurs journées à opérer des malades, trouvent encore le temps de se consacrer à des oeuvres humanitaires.

JFE : J'y ai une participation très modeste : j'ai rencontré à la Faculté, Bernard Kouchner et Alain Deloche. Avec Alain, nous avions monté une conférence pour préparer les jeunes étudiants à l'internat des hôpitaux de Paris, concours extrêmement difficile. Je suis resté très lié avec lui. Alain et Bernard ont créé Médecins du Monde, puis la Chaîne de l'Espoir, et je les ai rejoints en tant que membre fondateur. Cette association consiste à opérer, en France, des enfants qui ne peuvent pas être opérés dans leur pays d'origine. Nous allons sur place, nous examinons les malades, puis nous faisons venir ceux qui nécessitent une intervention chirurgicale. En France, des familles d'accueil s'occupent des enfants afin d'éviter les surcoûts hospitaliers, puis ces enfants retournent dans leur pays, dans leurs familles… Je me suis beaucoup démené à Paris, avec mon épouse, Sophie, pour recevoir les enfants, les opérer, m'occuper de la logistique. En revanche, je suis peu allé à l'étranger, en dehors de Tchad et du Vietnam.

AJ : Sans le savoir, puisque vous avez découvert la vie de votre père il y a à peine cinq ans, vous avez reproduit son schéma dans un contexte politique différent. Vous êtes un médecin au service des plus démunis par le biais de la Chaîne de l'Espoir. Avez-vous éduqué vos enfants dans ce même esprit de fraternité ?

JFE : Je viens d'une famille dont le credo est : s'intégrer, et rendre au pays qui nous a accueilli le bien qu'il nous a fait. émigré Russe, mon grand-père, dentiste, a fondé en 1914 un dispensaire pour les « gueules cassées » de la première guerre mondiale. De mon côté, comme je l'ai expliqué, j'ai réussi parfois à aider des enfants, et bien sûr, mon émotion a été immense lorsque j'ai appris que mon père avait accompli ces actes d'un grand courage pour sauver les enfants du camp de Drancy. Je suis père de deux enfants, et maintenant grand-père, et mes enfants continuent cette tradition…

Je suis extrêmement proche de mes fils, on se téléphone tous les jours et je suis heureux d'avoir une vraie famille, très soudée, et qui va se perpétuer, alors que je n'ai pas vraiment connu mes parents.

AJ : L'écriture de ce livre a dû être très difficile. Est-ce que « La Filière des Enfants », en déterrant ce que vous aviez voulu rayer de votre mémoire, vous a submergé ou bien vous a-t-elle permis d'exorciser ce passé ?

JFE : En effet je ne voulais plus entendre parler de cette époque, mais après la lecture de « Blouses Blanches Etoiles Jaunes », tout a basculé.

J'ai fait de nombreuses recherches, j'ai essayé de retrouver des traces de mon père et j'ai écrit ce livre.

ça m'a bouleversé, bien sûr, je peux même dire déprimé. Maintenant, je peux affronter et vivre avec cet épisode de ma vie, je donne des conférences sur le sujet et récemment, je suis allé parler de mon livre au mémorial de la déportation et de la Shoah à Paris. Donc, loin de m'avoir exorcisé, tout cela m'a replongé dans ce que je voulais fuir. Mais ce fut aussi un bien, car je sais aujourd'hui que je devais à tout prix accomplir ce travail sur mon passé.

_________________

AJ: Is this another book about the Shoah?

JFE: It's not about the Shoah; it's not even about Jews. It's the still current story of a man who had two qualities: he was a real father and a real doctor, and although he was deprived of his rights, of his children, and of everything else, he still chose to follow his two main goals by becoming the doctor and the father of all these children. I think it's a beautiful story about a persecuted man who never lost his sense of civicism and of the ethical values that are often lacking today.

AJ: So is it a novel, a history book, or a philosophical tale?

JFE: It's a true story and a novel. If I had decided to write a proper history book, it would probably have been as unreadable as many books written on that time period. This wasn't my intention. For example, my father's partner dies at the end of the novel: this is pure invention on my part, since she's still alive. Le petit Jean existed, but his name was not le petit Jean. I randomly picked a name from among those my father saved and turned it into the symbol for what was going on at that time. This kind of thing still happens today. The story of the extermination of the Jewish people is echoed in other people, in other countries like Rwanda, Cambodia, Afghanistan, Iraq… The lessons of history matter little to the dictators and maniacs who want to exterminate those who don't look like them. But this book is first and foremost a novel and a testimony. It's found in libraries in the history section, but I disagree completely with that. It's not a tome reserved for historians, but a novel you could read in one sitting, all the while trying to give you an idea of what really took place.

AJ: Your first book is very different. It's a short novel - or a long short story - that tells a very brief time of your life, but which seems to gain in importance.

JFE: I've written another short novel entitled The Pre-memoirs of a 65-year-old Rookie. I have two professions: surgeon and comedian. That novel tells the story of how I met French comedian Dany Boom, who took me under his wing and for six months, let me be part of a play in Paris called Construction Life. This work has just been adapted to the screen and I also have a small role in that. It's been renamed The House of Happiness. I wrote the novel to illustrate my passion for theatre and the stage. I've been writing short stories, but the genre doesn't seem popular with French readers.

AJ: Are you planning any more books?

JFE: I'm finishing a novel, a pure fiction that will be published by Jean Claude Lattès, the publisher of The Children's Passage. I'm also preparing the screenplay for the movie adaptation of that same book.

AJ: A comedian, a writer and a surgeon! You are one of those people who, after spending part of their day with sick people, still find time to volunteer for humanitarian causes.

JFE: I'm only a participant, not a head honcho, but at medical school I made two friends, Bernard Kouchner and Alain Deloche. Alain and I have put together a conference to prepare students for their internship test, which can be very difficult. We've stayed close. Alain and Bernard are the founders of Doctors of the World and the Chain of Hope, of which I'm also a founding member. This organization performs surgery in France on children who cannot get surgery in their native country. We go on site, examine the sick, and take those who need surgery back with us. In France there are host families that take care of the children to avoid hospital surcharges; then the children get sent back to their country, and back to their family. I've done a lot in Paris to receive the children, operate on them, and take care of logistics; but I've rarely been abroad, only Chad and Vietnam.

AJ: Without knowing it, since you only discovered your father's life story five years ago, you've repeated the pattern in a different political context. You're a doctor who serves the neediest through the Chain of Hope. Have you raised your children with the same philosophy of brotherly love?

JFE: I come from a family where we never hesitated to do something for others. When he came from Russia in 1914, my father founded a dispensary for the “gueule cassée” (veterans with physical wounds, especially about the face, and with psychological wounds) of World War I. As I've said, I've sometimes succeeded in helping children, and of course I felt overwhelmed when I learned that my father had done these things to save the children of the Drancy camp. Moreover, I'm the father of two children who have children themselves. I'm very close to my sons; we call each other every day and I'm happy to have a real family, very united and which will last, even though I never really knew my parents.

AJ: Writing this book must have been very hard. By unearthing what you wanted to erase from your memory, did The Children's Passage plunge you back or did it allow you to exorcize your past?

JFE: I didn't want to hear any more about that time, but after reading White Coats, Yellow Stars, everything changed. I've done a lot of research about that time; I tried to find traces of my father and I've written this book. It's done me good, and it's done me harm. I was depressed for a long time, and now can no longer erase that time of our life. Much the opposite: I organize conferences on the topic and I recently talked about my book at the memorial to the deportation and the Shoah in Paris. So, instead of being exorcized, it's all taken me back into what I was trying to escape. But it's just as well, since now I know that I absolutely had to do this work on my past.

Novembre 2006/Savoir/Books Reportage Books